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Une nouvelle catégorie d’actifs boursiers: Wall Street fait main-basse sur la nature

Sous la forme d’un projet de développement multilatéral du système bancaire, la Fondation Rockefeller et la place boursière de New York viennent de créer une nouvelle catégorie de valeurs boursières qui s’apprête à placer en vente, non seulement toute la nature, mais aussi le processus qui soutient toute forme de vie, sous couvert de promouvoir la «soutenabilité».

13 OCTOBRE 2021

Publication originale :


Le mois dernier, Wall Street (le New York Stock Exchange ou NYSE) a annoncé qu’elle venait de développer une nouvelle catégorie de véhicule d’investissements destinée à « préserver et restaurer les “actifs” naturels fondamentaux qui soutiennent le fait même qu’il puisse y avoir de la vie sur terre ». Intitulé « société d’actifs naturels », ou NAC, ce fonds d’investissements (accueillant des placements collectifs) va permettre la formation de sociétés spécialisées « qui détiendront les droits sur les services produits par un écosystème sur une parcelle donnée de terre, des services tels que la séquestration du carbone ou de l’eau potable ». Ces NAC maintiendront, gèreront et accroitront les actifs naturels qu’ils marchandisent, dans le but de maximiser les aspects de ces actifs naturels qui sont jugés profitables par la société en question.


Décrits comme devant se comporter à l'exemple de « n’importe quelle autre entité » boursière du NYSE, les NAC, cependant, « vont utiliser leurs fonds pour contribuer à préserver la forêt tropicale ou encore entreprendre d’autres efforts de protection de la nature, par exemple en changeant les pratiques agricoles conventionnelles de production d’une exploitation ». Pourtant, comme je l’explique à la fin de l’article, les créateurs des NAC eux-mêmes admettent que leur objectif ultime est d’extraire des profits quasi-infinis des processus naturels qu’ils cherchent à quantifier et à monétiser.


Le Chief Operative Officer du NYSE, Michael Blaugrund, y a fait allusion lorsqu’il a déclaré à propos de la mise en service des NAC : «Notre espoir est que posséder une société d’actifs naturels va devenir un moyen permettant à un éventail de plus en plus grand d’investisseurs d’être capable d’investir dans quelque chose qui possède de la valeur de manière intrinsèque, mais, jusqu’à aujourd’hui, était en réalité hors de portée des marchés financiers».


Bien que ces produits financiers soient emballés dans le noble vocabulaire de la «soutenabilité» et de la «protection [de la nature]», les médias, comme par exemple Fortune, n’ont pas manqué de remarquer que les NAC ouvrent la porte à « une nouvelle forme d’investissements soutenables ». Ceux-ci, « ces dernières années, enthousiasment Larry Fink le CEO de BlackRock et ses paires, même s’il reste d’immenses questions en suspense à leur sujet ». Larry Fink, un des plus puissants oligarques de la finance internationale, est toujours apparu comme un prédateur financier, et non pas comme un défenseur de l’environnement. L’excitation dont il témoigne à propos des NAC devrait malgré tout laisser songeur même leurs plus ardents défenseurs : cet effort vise-t-il vraiment à faire avancer la protection de la nature, comme on le prétend ?


Comment créer un NAC ?

La création et la mise en service des NAC a pris deux ans. Wall Street s’est alliée, pour ce faire, avec l’Intrinsic Exchange Group (IEG), dont le NYSE, lui-même, détient une part minoritaire. Les trois investisseurs d’IEG sont : l’Inter-American Development Bank (IADB : une branche axée sur l’Amérique latine du système bancaire de développement multilatéral qui impose des programmes néolibéraux et néocolonialistes en piégeant des états avec la dette) ; la Fondation Rockefeller (la fondation de la dynastie oligarchique américaine bien connue dont les activités sont depuis toujours étroitement liées à celles de Wall Street ; enfin Aberdare Ventures (une société de capital-risque principalement axée sur la numérisation de la santé publique). On remarquera que l’IADB et la Fondation Rockefeller sont liées de très près à la mise en place, orchestrée dans la même optique par les géants de la finance et de l’informatique, de monnaies numériques des banques centrales (CBDC : Central Bank Digital Currencies) et de l’identité numérique biométrique (biometric Digital ID).

L’IEG s’est donné pour mission d’être « le pionnier d’une nouvelle classe d’actifs boursiers basés sur les actifs naturels, et sur le mécanisme permettant de les convertir en capital financier ». « Ces actifs », disent-ils, rendent « la vie sur terre possible et agréable […]. Ils incluent des systèmes biologiques qui fournissent de l’air pur, de l’eau, de la nourriture, des médicaments, un climat stable, la santé humaine et le potentiel sociétal ».


En d’autres termes, les NAC vont non seulement permettre aux écosystèmes de devenir des actifs financiers, mais aussi aux droits sur les « services fournis par ces écosystèmes ». Les droits sur les bénéfices que la nature offrent aux gens vont donc devenir des actifs financiers, comme la production alimentaire, le tourisme, l’eau potable, la biodiversité, la pollinisation, la séquestration du carbone, et bien d’autres choses encore. IEG est à l’heure actuelle en train d’établir un partenariat avec le gouvernement du Costa Rica afin de piloter la mise en place des NAC au sein de ce pays. Le ministre de l’environnement et de l’énergie du Costa Rica, Andrea Meza Murillo, affirme que ce projet pilote avec IEG « va approfondir l’analyse économique permettant de donner à la nature sa valeur économique, ainsi que continuer de mobiliser le flux financier en faveur de la protection [de la nature] ».


Avec les NAC, Wall Street et l’IEG sont en train de mettre en vente la totalité de la nature. Même s’ils affirment qu’agir ainsi va « transformer notre économie actuelle en une autre économie plus équitable, résiliente et soutenable », il est clair que les futurs « propriétaires » de la nature et des processus naturels en seront les seuls véritables bénéficiaires.


Du point de vue d’IEG, les NAC commencent d’abord avec l’identification d’un actif naturel, tel qu’une forêt ou un lac, lequel est alors quantifié au moyen de protocoles spécifiques. Ces protocoles ont déjà été développés par des groupes apparentés tel que Capitals Coalition. Ce dernier est en partenariat avec différents autres partenaires d’IEG, ainsi qu’avec le Forum Économique Mondial et d’autres cartels de multinationales. Un NAC est alors créé, et la hiérarchie d’IEG décrète qui jouit des droits sur la productivité de cet actif naturel, mais aussi qui jouit des droits de décider comment cet actif naturel est géré et dirigé. Enfin, le NAC est « converti » en capital financier, autrement dit une offre initiale publique est lancée sur un marché boursier, tel que le NYSE — Wall Street donc. Cette dernière étape « engendre du capital en vue de gérer cet actif naturel », tandis que la fluctuation de sa valeur sur le marché boursier, celle-ci « indique la valeur de son capital naturel ».


Toutefois, après cette ultime étape, le NAC et ses employés, ses directeurs et ses propriétaires ne seront pas nécessairement les propriétaires de l’actif naturel lui-même. Au contraire, comme IEG le remarque, le NAC n’est qu’un simple émetteur de valeur. Mais les acheteurs potentiels de l’actif naturel que le NAC représente peuvent inclure : des investisseurs institutionnels, des investisseurs privés, des individus et des institutions, des sociétés, des fonds souverains et des banques de développement multilatéral. De ce fait, les sociétés de gestion d’actifs qui possèdent déjà presque toute la planète, telle que Blackrock, pourront devenir les propriétaires des ressources et des processus naturels — et jusqu’aux fondements de la vie elle-même — appelés à être bientôt monétisés.


Le NYSE et IEG ont tous deux fait le marketing de ce nouveau véhicule d’investissement en le présentant comme destiné à générer des fonds qui vont ensuite être reconvertis dans la protection de de la nature et dans la soutenabilité. Cependant, sur le site web d’IEG, il est clairement indiqué que le but de tout cela est en fait d’extraire des profits sans fin des processus naturels et des écosystèmes qui étaient jusque-là jugés appartenir aux «commons», c’est-à-dire les ressources culturelles et naturelles accessibles à tous les membres d’une société, notamment les matières naturelles telles que l’air, l’eau et une terre habitable. Du point de vue de l’IEG, «tandis que les actifs naturels prospèrent, et qu’ils fournissent un flux stable ou croissant de services liés aux écosystèmes, les actions de la société qui les possède devraient s’apprécier, donnant des retours sur investissement conséquents. Les actionnaires et les investisseurs de la société, à travers des offres secondaires, peuvent en tirer profit en vendant des parts. Ces ventes peuvent être jaugées de telle sorte que l’augmentation en valeur de capital social — en gros en accord avec sa profitabilité — qui crée un cashflow basé sur la santé de la dite société et de ses actifs».


(source : IEG)


Cependant, un chercheur et journaliste comme Cory Morningstar est en total désaccord avec cette approche adoptée par le NYSE et l’IEG. Il juge que les NAC sont un système qui va au contraire exacerber la prédation commerciale exercée par les multinationales sur nature, en dépit de ce qu’ils prétendent. Morningstar décrit les NACs ainsi : « Rockefeller et les autres laissent les marchés dicter ce qui a de la valeur dans la nature — et ce qui n’en a pas. Mais ce n’est pas aux institutions capitalistes et à la finance globale de décider quelles vies ont de la valeur. Les écosystèmes ne sont pas des “actifs”. Les communautés biologiques existent pour leurs propres fins, pas pour les nôtres ».


Une nouvelle façon de piller

Les buts ultimes des NAC n’est pas du tout la soutenabilité ou la protection de la nature — mais bien la financialisation de la nature, c’est-à-dire marchandiser la nature de telle sorte qu’elle puisse être utilisée pour laisser l’économie corrompue actuelle de Wall Street continuer de croître, mais désormais avec les apparences de défendre l’environnement et d’empêcher qu’il soit davantage dégradé. De fait, l’IEG le reconnait explicitement lorsque cette société affrime que « l’opportunité » des NAC ne tient pas à leur capacité d’améliorer le bien-être environnemental ou la soutenabilité, mais dans l’ampleur potentielle de cette nouvelle catégorie d’actifs, qu’elle baptise « l’économie de la nature ».


C’est tellement vrai que les actifs de l’économie actuelle sont évalués approximativement à 512 milles milliards de dollars, la catégorie d’actifs débloquée par les NAC est bien plus vaste : 4000 milliers de milliards de dollars. De ce fait, les NAC ouvrent un nouveau terrain de chasse pour les banques et les institutions financières prédatrices de Wall Street. Elles seront désormais capables, non seulement de dominer l’économie humaine, mais le monde naturel dans son entier. Dans le monde que cette industrie de la finance et les entités apparentées sont en train de bâtir — où la liberté est en cours d’être réagencée non pas comme un droit mais comme « un service », les processus naturels dont dépend la vie sont de la même manière réagencés comme des actifs, dotés de propriétaires. Ces «propriétaires» bénéficieront au bout du compte du droit, dans ce système, de régenter qui aura accès à l’eau potable, à l’air pur ou à la nature elle-même, et ce, à quel prix.


(source : IEG)


D’après Cory Morningstar, un des autres objectifs de cette création d’une « économie de la nature », tout en lui donnant un joli packaging pour Wall Street via les NAC, est de faire avancer de manière dramatique l’accaparement massive de terre effectuée par Wall Street et les oligarques ces dernières années. Cela comprend les accaparements de terre réalisés par des sociétés de Wall Street, de même que ceux réalisés par des milliardaires «philanthropes» comme Bill Gates pendant la crise du COVID. Cependant, les accaparements de terre facilités par le développement des NAC va viser surtout les communautés indigènes des pays en développement :


Le lancement public des NAC, de manière stratégique, a été effectué juste avant le quinzième congrès de la « Conference of the Parties to the Convention on Biological Diversity », le plus grand congrès sur la biodiversité de ces dix dernières années. Sous prétexte de convertir 30% de la planète en « zone protégée », l’accaparement de terre le plus massif de toute l’histoire est en cours. Bâti sur les racines de la suprématie blanche, ce projet vise à déplacer des centaines de millions de personnes, et poussera encore plus loin le génocide actuel des peuples indigènes. L’ironie tragique de tout cela est que tandis que les peuples indigènes représentent moins de 5% la population globale, ce sont eux qui soutiennent à peu près 80% de la biodiversité.


De manière significative IEG indique que le produit de l’introduction en bourse (IPO) d’un NAC eut être utilisé par les entités qui le contrôlent désormais pour acquérir davantage de terre. Il peut aussi servir à accroître les budgets ou les fonds de ceux qui perçoivent le capital de cette IPO. On est très loin de l’argument publicitaire proposé par le NYSE et IEG qui prétend que les NAC sont « différents » sous prétexte que le produit de leurs introductions bourses sera destiné à « préserver et protéger » des zones naturelles.


Le vent de panique lié au changement climatique qui est en train d’enfler et de prendre la place de celui du COVID-19 sera certainement instrumentalisé pour construire adroitement le marketing des NAC ou d’autres tactiques similaires comme étant nécessaire au salut de la planète. Mais — nous pouvons en être certains — les NAC ne représentent aucunement un geste pour sauver la planète, mais une manœuvre pour permettre à ceux qui sont justement responsables de la crise environnementale actuelle d’entrer dans une nouvelle ère où leurs prédations vont atteindre de nouveaux sommets jusque-là inimaginables.

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