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« Going direct » ou le très discret putsch des banquiers centraux en 2019

Matthieu Smyth



L’événement est passé presque totalement inaperçu du public mais, à l’automne 2019, six mois avant que n’éclate la crise du CoVid, la Réserve Fédérale des États-Unis a pris la responsabilité d’alimenter la bulle spéculative de Wall Street de manière directe pour empêcher que le secteur financier ne soit englouti sous le poids de ses propres spéculations, comme en 2008 lors de la crise des subprime. La véritable finalité de la banque centrale des États-Unis a toujours été et sera toujours la santé des marchés, quel qu’en soit le prix. C’est pourquoi, le lundi 16 septembre 2019 précisément, pour la première fois de son histoire, celle-ci déclenche un processus monétaire totalement hétérodoxe du point de vue de la théorie économique néolibérale. La Fed, les autres banques centrales du G7, comme leur partenaire officieux le titan du management d’actif BlackRock ne voient pas d’alternative, tandis qu’à la fin de l’été la bulle spéculative que constitue le marché par définition menace une nouvelle fois d’imploser, ou plus exactement de rendre visible à tous l’effondrement de l’économie financiarisée dont elle se nourrit et qui est survenu en réalité dès 2008.


La crise de 2008 et les débuts de l’« assouplissement quantitatif »

En effet, depuis la crise des subprime, la Fed soutient indirectement les marchés financiers à travers les banques d’investissement qu’elle maintient à bout de bras en émettant des trillions de dollars à leur profit. En 2008, pour faire face au krach boursier déclenché par la crise des subprime, Ben Bernanke, qui venait de succéder en 2006 à Alan Greenspan à la tête de la Fed, a pris tout d’abord la décision d’abaisser les taux d’intérêt presque à zéro. Une telle mesure favorise les grandes banques car elle mitige la dette du renflouement qu’elles vont devoir rembourser. De manière plus révolutionnaire encore, la Fed va alors créer — à partir de rien donc — de l’argent pour l’injecter dans la réserve de toutes les grandes banques d’investissement afin d’empêcher sa faillite. La Fed va racheter, avec l’argent qu’elle crée des obligations du Trésor (Treasury securities) que ces banques détiennent, mais surtout leurs Mortgage Based Securities (MBS) « toxiques » — des sortes d’obligations bâties sur des créances de prêts hypothécaires sous-jacents assemblés en «tranches » puis « titrisés » sous forme de produits dérivés.


Pour camoufler cette opération, la Fed lance une série de special purpose vehicules (SPV), c’est-à-dire des entités légales séparées qui sont autant de programmes spécifiques d’achats d’actifs : d’abord le « Maiden Lane », dont la gestion est confiée au gestionnaire d’actifs BlackRock qui, contrairement aux grandes banques, avait su se tenir à l’écart de ces spéculations boursières hasardeuses. BlackRock va alors racheter aux fonds d’investissement pour le compte de la Fed des MBS « toxiques » au prix d’introduction bien qu’ils soient désormais quasi sans valeur. Suivront ensuite le TAF, le TALF, le TSLF, le TOP, le PDCF... Tous ces programmes de la Fed sont identiques, en fait, et ont le même but : sauver les banques d’investissements avec de l’argent magique.


Depuis lors, à partir de 2009, des trillions de dollars vont être déposés de manière continue dans les réserves des banques d’investissement gérées par les banques régionales de la Fed, tandis que leurs bons du Trésor et MBS et apparaissent sur le bilan comptable de la Fed. Pourtant, depuis sa création en 1913, jamais aucun autre produit boursier que des obligations du Trésor n’avait figuré sur ce bilan. Un premier tabou est brisé, même si, de la sorte, l’argent correspondant ne fuit que peu ou prou dans le circuit commercial.


À ce propos, il faut comprendre qu’au sein de notre système monétaire coexistent deux circuits pensés comme indépendants : le circuit monétaire commercial « de détail » — le nôtre — où la création monétaire est le fait des banques commerciales créditrices d’une part; de l’autre un circuit monétaire interbancaire « de gros » qu’alimente les banques centrales chez qui sont déposées les réserves des banques commerciales. En théorie, ces deux circuits monétaires sont étanches : l’argent des banques centrales n’est pas du tout destiné à alimenter le circuit commercial.


Il y eut aussi une aide du Trésor (le Troubled Asset Relief Program ou TARP), mais celle-ci était cosmétique, c’est la Fed qui opère le véritable renflouement (bailout) du secteur bancaire. Et pour sauver ce dernier, les banquiers centraux se sont lancés pour la première fois de leur histoire dans ce que l’économiste Richard Werner avait peu de temps auparavant baptisé le quantitative easing (QE)[i].


Tandis que l’onde de choc du krach traverse l’Atlantique, la Banque d’Angleterre (BoE) se résigne dès 2009 à y procéder malgré l’extrême réticence de son gouverneur Mervyn King. La Banque du Japon (BoJ), quant à elle, ne rechignera pas. La BCE va suivre le mouvement en 2014 avec ses Asset Purchase Programs (APP) — après le célèbre discours de Londres, «Within our mandate the ECB is ready to do whatever it takes » (« Dans le cadre de notre mandat la BCE est prête à prendre toutes les mesures qu’il faudra »), de Mario Draghi en 2012.


En 2008 cette création monétaire va déborder des réserves mais seulement de manière très brève. L’inflation est de ce fait évitée, malgré des taux d’intérêts qui tendent vers zéro et même parfois vers le négatif comme ce fut le cas en Suisse ces dix dernières années. Cependant, la Fed, la BoE et la BCE tournent bel et bien le dos à l’orthodoxie monétaire du néolibéralisme des années 70-80. Désormais l’industrie de la finance vit sous perfusion d’argent créé d’un simple click, par la grâce de ses propres grands argentiers. Cette perfusion du circuit interbancaire est efficace malgré tout, car, contrairement au reste de l’économie, les actifs boursiers connaissent une inflation : l’index boursier de Wall Street S&P 500 a vu sa valeur doubler de novembre 2008 à octobre 2014 dans le sillage du quantitative easing de la Fed, tandis que le bilan comptable de celle-ci passait de 2,1 trillions de dollars à 4,5[ii]. Il semblerait que depuis la crise boursière des subprime la croissance des marchés financiers ne repose guère plus que sur l’argent magique de la Fed, même si celui-ci n’a guère débordé du circuit interbancaire avant 2019. Mais les trois premiers rounds de ce quantitative easing (QE1 en 2008, QE2 2010 et QE3 en 2012) n’ont permis que de retarder l’inévitable en maintenant l’illusion d’une reprise boursière à travers la création monétaire.


La BRI veut des mesures non conventionnelles

Mais il faut avancer au mois de juin 2019 pour découvrir les premiers signes d’un vrai tournant historique monétaire, qui jusque-là n’a été que timidement esquissé depuis 2008 par les banquiers centraux. La Banque des Règlements Internationaux (la banque centrale des banques centrales) publie alors son Rapport annuel[iii] où elle met en garde contre la volatilité grandissante des produits dérivés basés sur des créances titrisées, tout en en profitant pour plaider en faveur :


… de mesures monétaires non conventionnelles […], afin d’installer une isolation autour de l’économie réellela protégeant d’une plus grande détérioration des conditions des marchés financiers.


Ainsi, à l’avenir :


… en proposant à l’économie des lignes de crédit directes en cas de crise […], les banques centrales pourraient remplacer les banques commerciales pour fournir des prêts aux corporations.


Mais chacun sait que les décisions « exceptionnelles », prises dans l’urgence en temps de crise, sont destinées ensuite à devenir la norme…


Avec BlackRock on passe à l’« action directe » face à la prochaine récession

Comme en écho aux suggestions de la BRI, le 15 août, le BlackRock Investment Institute publie un livre blanc à l’intention des banquiers centraux : Dealing with the Next Downturn[iv], cosigné par l’économiste Elga Bartsch et les ex banquiers centraux Jean Boivin, Stanley Fischer et Philipp Hildebrand. À peine plus d’un mois avant la prochaine crise boursière dont il va être bientôt question, BlackRock affirme que pour « Faire face à la prochaine récession » jouer sur les taux d’intérêt ne sera pas suffisant, mais qu’il sera nécessaire de recourir à « une réaction sans précédent », c’est-à-dire « passer à l’action directe » — « going direct » — sur les marchés :


Une réaction sans précédent est requise lorsque les politiques monétaires sont à bout de souffle et que les seules politiques fiscales ne suffisent plus. Cette réponse à la crise nécessitera très probablement de « going direct » : il s’agit de trouver des moyens pour que l’argent des banques centrales parviennent directement dans les mains de ceux qui dépensent de l’argent au nom des secteurs publics et privés.


Pour cela, il faudra cette fois « acheter des capitaux propres », de sorte que cet argent finisse sur le marché boursier. Et, concernant cet « argent hélicoptère », il sera désormais « nécessaire que cette stimulation de la masse monétaire » produite par cet afflux d’argent « soit permanente », contrairement à 2008 ou cette injection avait été ponctuelle, même si :


… la croissance de la masse monétaire entraine à long terme de l’inflation.


D’après BlackRock, on peut même redouter un phénomène « d’hyperinflation » — ce qui est en réalité une certitude à terme et non une possibilité comme chacun sera à même de le constater à partir de l’automne 2021.


… et pour sortir de l’orthodoxie monétaire BlackRock compte sur les banquiers centraux

Ce livre blanc était destiné aux directeurs des banques centrales du G7 qui doivent se retrouver ensuite du 22 au 24 août, comme chaque année, à Jackson Hole, Wyoming. Quatre executives de BlackRock menés par le vice-chairman Philipp Hildebrand et ancien directeur de la BNS, vont d’ailleurs s’y rendre dans l’anticipation d’une crise imminente. Pas une crise de plus, mais une crise dont l’ampleur serait vraiment sans précédent.

Philipp Hildebrand va alors présenter à ses ex collègues un document de travail (un Proposal) qui constate que les banquiers centraux sont désormais « à court de munitions » avec les taux d’intérêt, et qui suggère d’effacer la frontière bien définie existant naguère entre politique monétaire et politique fiscale (car la création monétaire provoque de l’inflation et par conséquent de l’extraction de richesse). Pour éviter la déflation, les banques centrales devraient mettre sur pied une « standing emergency fiscal facility », en fait une réserve d’argent hélicoptère prête à être déversée sur ordre d’un « expert indépendant nommé par la banque centrale »[v].


La Fed regarde dans sa boule de cristal pour l’année 2020

À cette occasion, étonnement clairvoyant, James Bullard président de la St Louis Federal Reserve Bank déclare au Financial Times le 25 août :


Quelque chose est en train de se produire. Et cela nous oblige, je crois, de repenser totalement le fonctionnement des banques centrales, ainsi que de repenser aussi toutes ces idées qui nous étaient chères concernant ce que nous croyons faire.


Puis, il fait véritablement preuve de dons extralucides :


Il nous faut simplement arrêter de penser que l’année prochaine les choses seront normales.


Et d’ajouter que d’après lui la meilleure des contextes politiques possible serait celui où l’on serait :


… débarrasser de toute cette incertitude politique[vi].


Le même James Bullard, toujours aussi clairvoyant, déclarera dès avril 2020 au show dominical Face the Nation sur CBS, en expliquant comment l’économie serait rouverte après le CoVID, que l’on pourra bientôt tester la population et ainsi donner des badges d’immunité pour sélectionner « ceux qui avaient été infectés et ceux qui ne l’avaient pas été»[vii]. Avec les nouvelles technologies de surveillances il sera possible ensuite de les tracer, ajoutait-il. Comprenne qui pourra…




Après la crise des subprime : la crise des repo

Ce sont des sortes de produits boursiers dérivés, mais très spécifiques, les overnight repurchase agreements (repo ou RP), qui vont mettre en évidence la crise terminale dans laquelle sont engagés les marchés. « Collateralisés » (garantis) en général sur des titres du Trésor fédéral, et en majorité sur des T-Bonds, les repo servent d’instrument de crédit à très court terme entre les investisseurs institutionnels, par exemple dans les opérations de shadow banking, c’est-à-dire les opérations effectuées en dehors des régulations bancaires et destinées à financer des transactions effectuées de gré-à-gré — over-the-counter (OTC) sur l’opaque marché des produits dérivés ou encore sur le marché international des devises (le Forex). À Wall Street, chaque jour, deux ou trois trillions de dollars de ces crédits « d’une nuit » sont vendus contre des liquidités ; une fois les investissements effectués avec ces liquidités, les repo sont normalement ensuite rachetés dans la journée par leur vendeur initial mais un tout petit peu plus cher — donc à un faible taux d’intérêt qui tourne normalement autour de 2%.


Le lundi 16 septembre à l’ouverture, tandis que leurs T-Bonds collatéralisés menacent de devenir illiquides, les repo voient leur taux d’intérêt bondir à 10% avec l’éventualité d’un krach boursier d’une ampleur inédite à la clef : la contagion s’étend aux taux d’intérêts de l’ensemble des prêts à court terme, et en particulier aux crédits interbancaires octroyés à partir du surplus des réserves bancaires (Fed funds) déposées dans les banques régionales de la Fed. Avec cette crise des liquidités disponibles — ce cash crunch — pour les opérations boursières, c’est tout l’accès au crédit bancaire sur les marchés qui est en passe d’être étranglé.


Si Milton Friedman avait vu ça…

La Fed va devoir voler au secours de Wall Street mais cette fois en contrevenant donc beaucoup plus ouvertement qu’en 2008 à l’orthodoxie monétariste (la croissance de la masse monétaire doit être stable et accompagner celle du PIB). Les dés sont jetés. Milton Friedman se retourne dans sa tombe. Comme préconisé par la BRI et BlackRock, l’argent est injecté directement sur les marchés et ce, sans plus de limite.


La Fed s’exécute sans tergiverser dès le mardi 17 : en effet cette crise était anticipée. Depuis qu’elle avait commencé de rééquilibrer son bilan en commençant de vendre ses actifs achetés entre 2008 et 2014 (quantitative tightening), les liquidités bancaires disponibles sur le marché s’amenuisaient d’autant, poussant les banques à augmenter leur taux d’intérêt par peur de perdre trop de leurs liquidités : cette crise des repo qui est l’occasion d’une forme beaucoup plus radicale de quantitative easing était donc inévitable. Quant à l’accélération exponentielle de cette création monétaire qui va survenir ensuite en mars 2020, il est difficile de croire qu’elle n’avait pas été planifiée elle aussi.


Prendre le risque d’injecter de l’argent magique de la Fed sur les marchés eux-mêmes était d’ailleurs d’autant plus facile que ce « going direct » était voulu et pensé comme le point de départ de la quête d’un objectif bien plus vaste : redessiner le système financier menacé d’effondrement dans son ensemble autour de la création monétaire des banques centrales, et même plus spécifiquement d’une future monnaie numérique des banques centrales.

Un des initiateurs de ce round de quantitative easing désormais direct — baptisé QE4 —, Philipp Hildebrand, l’ancien président de la BNS devenu vice-chairman de BlackRock, envisageait plutôt en août 2019, lors de la même rencontre annuelle des banquiers centraux à Jackson Hole, de commencer par confier à Christine Lagarde de mener une phase test en Europe avec la BCE.


Mais les circonstances en ont en décidé autrement. Le 17 septembre 2019 à l’ouverture, au motif donc de corriger la tendance du marché des repo, les responsables du secteur financier sous l’égide de la Fed, de la BRI et de BlackRock ont déclenché une sorte de «coup d’état monétaire » mondial qui va peu après contraindre la gouvernance exercée par l’élite managériale transnationale à devenir beaucoup plus visible qu’auparavant.


Avec un simple click de la Fed

Tout en imposant des taux d’intérêt quasi nuls, la Fed injecte maintenant des sommes titanesques d’argent frais dans Wall Street : des centaines de milliards de dollars créés par la Fed en cliquant sur Enter sont déversés chaque semaine sur les marchés. Elle ne le fait plus, comme elle le faisait depuis 2008, dans le seul circuit de la réserve bancaire, c’est-à-dire le circuit des transactions interbancaires.


Non, la Fed peut injecter de l’argent directement sur les marchés car cette fois elle rachète des titres non pas à des banques mais à des simples gestionnaires d’actif — comme BlackRock. La distinction entre les deux circuits monétaires, l’interbancaire alimenté par les banques centrales et le circuit commercial alimenté par les banques commerciales a volé en éclat. De façon dissimulée certes, mais bien réelle, la création monétaire de la Fed et la création monétaire bancaire privée vont fusionner, ainsi que le préconisait BlackRock justement.


En 2020 la bourse plonge mais est sauvée par un virus providentiel

Puis, à la fin de février 2020, alors que l’indice du S&P 500 de Wall Street s’effondre, la courbe des sommes injectées par la Fed devient exponentielle. Il s’agit pour les banquiers centraux d’endiguer ce qui ressemble bien à une contagion de la crise des liquidités de septembre qui n’affecte plus les seules banques comme pendant la crise des repo, mais les actifs boursiers eux-mêmes et en particulier les actions, les MBS et les ETF (exchange traded funds) — ces fonds indiciels d’actifs (ou trackers) aisés à négocier sur le marché secondaire et dont justement BlackRock fait commerce. Opportunément, en mars, un coronavirus venu de Chine s’invite dans la partie.


En novembre 2020, cette courbe se calmera un peu, mais plus de 3 trillions dollars créés par la Fed à partir de septembre 2019 auront déjà atterri à Wall Street. Depuis, ce flux d’argent créé de rien ne s’est pas tari. En 2022, la masse monétaire étasunienne aura augmenté de 25%… Le prétexte de cette accélération vertigineuse fin février/début mars 2020 du quantitative easing direct préconisé par BlackRock en août 2019 ? La crise sanitaire, bien entendu, mais certainement pas le plongeon de la bourse du 24 février 2020…


Toujours de manière très opportune, la demande au sein de l’économie réelle va s’effondrer fin mars grâce aux lockdowns sanitaires (mal traduit en français par « confinements » alors que ce terme tiré du vocabulaire carcéral se réfère à l’enfermement dans une cellule). L’hyperinflation est évitée pour quelque temps.



BlackRock à la rescousse de BlackRock

Par ailleurs, à ce moment, en mars 2020, la Fed, via la Banque Fédérale de New York, va officiellement confier — sans appel d’offre — à BlackRock le soin de gérer l’argent qu’elle-même crée dans des quantités toujours plus astronomique, tout comme la Fed et le Trésor avaient déjà en 2008 confié à son CEO Larry Fink le soin de gérer les fonds publics destinés à renflouer les grandes banques d’investissement au bord de la faillite. Cette aide financière est désormais allouée en réponse à la « crise du CoViD-19 ». De même, toujours en mars, la BCE lance son Pandemic Emergency Purchase Program (PEPP) qui n’est rien d’autre que la transplantation outre-Atlantique du nouveau round de quantitative easing, imité de même par la BoE et la BoJ…


Le Trésor, pour camoufler l’ampleur du quantitative easing de la Fed, va confier aussi de son côté à BlackRock un Coronavirus Aid Relief and Economic Security (CARES) de 454 milliards d’aides (une paille à l’échelle du QE). Mais c’est bel et bien grâce aux trillions de la Fed que BlackRock va renflouer Wall Street. C’est ainsi que la Fed va acheter divers types d’obligations détenues par les grands investisseurs et sélectionnées par BlackRock. Ce dernier, à partir du mois de mars, va choisir pour la Fed des MBS, des obligations privées et des exchange traded funds (ETF), ces fonds d’investissement indiciels, y compris ceux que BlackRock a lui-même émis et qu’il gère (les iShares). Les PME et TPE étasuniennes ferment les unes après les autres mais l’argent de la Fed vient sauver les fonds d’investissement, et en particulier ceux de BlackRock : c’est même presque la moitié de ces ETF achetés par la Fed qui vient de chez BlackRock. À l’évidence, la Fed, ou plutôt BlackRock lui-même, a alors procédé à un renflouement massif mais discret — et hors de tout contrôle législatif — de ses propres 1,9 trillions de dollars d'ETF qui se trouvaient justement en difficile posture. La valeur de ses ETF était en effet en train de s’effondrer bien en dessous de celle de leurs actifs sous-jacents faute de demande, ce qui rendait leur règlement impossible, alors même que la pression s’accroissait pour les vendre.


Un petit jeu d’écriture

Comme John Titus l’a exposé dans diverses vidéos pédagogiques de sa chaine Best Evidence, de cette façon, la Fed va maintenir l’illusion de deux circuits de création monétaire distincts : le public destiné à la réserve des banques et le commercial destiné ici au marché boursier. Les réserves monétaires des banques d’investissement déposées chez les banques centrales régionales s’accroissent, mais c’est pour masquer l’influx d’argent de même taille que celles-ci déversent sur les marchés par l’intermédiaire des banques d’investissement. En 2022, la Fed, dans ses FEDS Notes du 3 juin (Andrew Castro, Michelle Cavallo et Rebecca Zarutskie, Understanding Bank Deposit Growth During the COVID-19 Pandemic) a même reconnu discrètement que l’achat « d’actifs d’entités non bancaires a aussi conduit à la création de dépôts » (p. 1). Mieux, elle affirme que :


Lorsque la Réserve Fédérale achète des titres d’une institution non bancaire, elle crée de nouveaux dépôts bancaires en créditant le compte de réserve de l’institution qui est en charge de ces dépôts et dans laquelle l’institution non bancaire possède un compte. Alors, l’institution qui est en charge des dépôts crédite le compte de l’institution non bancaire vendeuse des titres (Appendix).


En effet, à partir de septembre 2019 comme on l'a vu, la Fed rachète avec de l’argent qu’elle crée des Treasury securities principalement. À la fin de 2021, la moitié des securities du Trésor US est désormais due à la Fed, dépassant ainsi la part des fonds de pension où des gouvernements étrangers. Or la Fed achète ces actifs non pas aux banques, mais à des gestionnaires d’investissement non bancaires qui n’ont pas de réserve à la Fed, et dont les comptes sont hébergés par des banques d’investissement. Fin mars, la Fed, par l’intermédiaire de BlackRock qui s’est donc vu officiellement confier le pilotage de ce quantitative easing, va même aussi, redisons-le, acheter des MBS, des obligations privées et des ETF qui sont justement émis par BlackRock et les deux autres du Big Three des risk managers (Vanguard et State Street).


Toutefois, cet argent créé pour ces achats n’est donc pas déposé directement sur les comptes respectifs des sociétés de gestion d’investissement en échange de leurs actifs.

Elles ne pourraient rien faire de l’argent du circuit monétaire des réserves. Non, il est déposé dans chaque réserve que détient dans les banques régionales de la Fed chacune des banques privées respectives de ces sociétés de gestion d’investissement. En échange, les banques privées vont déposer sur les comptes respectifs de chacun des gestionnaires d’investissement la somme équivalente. Des sommes qui ont été créées — à leur tour — à partir de rien par les banques en contrepartie en tant que passif de l’argent déposé par la Fed dans leurs réserves (de nos jours 97% de l’argent du circuit commercial n’est rien d’autre que l’argent des crédits accordés par les banques puisque chaque fois qu’on emprunte de l’argent la banque ne prélève pas la somme correspondante sur ses propres liquidités mais la crée à partir de rien comme l’a démontré de manière apodictique Richard Werner dans Can Banks Individually Create Money Out of Nothing, 2014).


Les gestionnaires d’investissement, quant à eux, utiliseront cet argent pour acheter de nouveaux actifs boursiers, ce qui au bout du compte permet à l’argent de la Fed d’arriver sur les marchés. Nous sommes en fait dans un mécanisme de jeu d’écriture analogue à celui d’un malfrat désireux de blanchir ses billets par l’intermédiaire d’un casino et d’un gros joueur, tous deux complices.


L’économie cale mais la fortune des milliardaires et les actifs boursiers ne se sont jamais aussi bien portés

C’est ainsi que la fortune des multimilliardaires a augmenté de plus de 60%. C’est ainsi que les indices boursiers ont connu leur plus forte croissance de toute leur histoire, et ce, malgré la crise économique que les mesures sanitaires ont provoquée. L’économie réelle s’arrête en 2020, mais en novembre 2021, au Palais Brongniart, le CAC 40 franchit les 7000 points pour la première fois de son histoire. L’index S&P 500, quant à lui, dépasse les 4750 points avec une hausse record de 27%, clôturant une troisième année de hausse. Les index du DAX allemand, du SMI suisse et du Footsie (FTSE) britannique suivent la même courbe. En somme : les plus puissants et les plus riches le sont devenus encore plus en créant d’un simple click l’argent qu’ils ont utilisé à cette fin. Le concept de Magical Money Tree (repris par dérision du concept de Modern Monetary Theory ou MMT), l’argent magique créé à volonté, qui est plutôt une solution envisagée à l’origine par des Démocrates comme Bernie Sanders, prend forme grâce à la Fed et à BlackRock au bénéfice du monde de la finance.


Le capitalisme financiarisé est-il sous stéroïdes ou est-il moribond ?

Ce renflouement opéré par la Fed est quelque peu masqué par les dépôts d’excès de liquidité qu’effectuent les investisseurs institutionnels dans les banques de la Fed sous forme de prêts à très court terme — des federal reserve overnight reverse repo facilities (ONRRP) —, collatéralisés justement par les securities du Trésor fédéral et les mortgage-backed securities (MBS) que la Fed avait achetées sur les marchés avec le quantitative easing.

Surtout, l’ampleur et l’audace de ce renflouement sont cachés par l’illusoire vitalité du marché boursier durant les années 2020-2021, qui n’est pourtant que le résultat de ce dopage par l’« argent magique » de la Fed entamé en 2008 dans le circuit interbancaire et perdant toute mesure à partir de 2020. Ce tour de passe-passe est également masqué par l’assourdissant silence médiatique qui entoure la crise financière 2019 ainsi que le sauvetage consécutif entamé en septembre. De même, un épais silence accompagne la chute de la bourse de mars 2020 comme la montée exponentielle du quantitative easing qui suit immédiatement.


L’argent magique déversé par la Fed évoque pourtant la catastrophique politique de Weimar des années vingt, comme le reconnaît BlackRock dans son livre banc. Mais « l’idée est attirante et réalisable », note au printemps 2020 le président du Forum de Davos et porte-parole de l’élite financière Klaus Schwab (avec son plumitif Thierry Malleret) dans COVID 19: The Great Reset (en français, La Grande réinitialisation), et :


… il est probable que persistera la pression publique et politique afin de maintenir ce genre de mesures même une fois que la situation se sera améliorée.


En d’autres termes, les appels de la BRI et de BlackRock ont été entendus. Comme le soulignera Larry Fink, le CEO de BlackRock, dans sa Lettre aux investisseurs de 2022, le capitalisme totalement financiarisé et dérégulé est animé d’une puissance redoutable que la crise du CoViD aurait encore « turbocompressée ». Grâce à l’argent magique de la Fed ?


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